Dans ce pays où tout va mal, une île maudite pour certains… où la gangstérisation, la prostitution, la délinquance sévissent, des écrivains naissent et restent, ou pas. Haïti ne les quitte pas.
L’histoire littéraire se conjugue avec l’histoire politique du pays. Colonisée par l’Espagne puis la France, Haïti devient en 1804 la première République noire, à la suite du soulèvement des esclaves et de la révolution menée par Toussaint Louverture. C’est seulement en 1825, que la France la reconnaîtra comme telle après l’avoir sommée de dédommager les colons, l’entraînant d’emblée dans une spirale de la dette. Sous domination militaire et financière américaine de 1915 à 1934, son histoire politique se caractérise par une instabilité politique, entre élections, coups d’État, instauration de régimes dictatoriaux de sombre mémoire. En 1986, les Duvalier père et fils, laissent derrière eux, au terme de presque trente ans de terreur exercée par les sinistres tontons macoutes, des milliers de morts, un pays exsangue, suite au détournement de millions de dollars, dont les créditeurs continuent d’exiger le remboursement. Depuis 1986, les présidents se succèdent dans un pays marqué par une succession de catastrophes (séismes, cyclones…), en proie à la corruption et à la violence, très dépendant de l’aide internationale et où 70 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Juillet 2021, le président J. Moïse est assassiné.
En littérature, les années 65, avec la dictature de Duvalier marque une nette rupture, caractérisée par l’apparition d’une esthétique du délabrement, voire du chaos, avec des hommes en état de détresse, d’effondrement intérieur, de zombification, survivant dans un milieu urbain hypertrophié, protéiforme et dévorant. Franketienne, est représentatif de ce courant, ayant fait le choix de rester en Haïti, tandis que de nombreux écrivains s’exilaient, notamment en Afrique, principalement au Canada. Ceux qu'on appelle les écrivains de la diaspora s'engagent dans une littérature militante, qui évoque Haïti sous l'angle des souvenirs, des souffrances, de la culpabilité d'être loin de leur terre. Comme Jean Métellus (1937-2014), dans Louis Vortex, ils mettent souvent en scène le quotidien des haïtiens exilés dans leur pays d'accueil. Mais le déracinement a des conséquences importantes : épuisement des sujets nationaux ou au contraire folklorisme, parfois de commande (en particulier autour du vaudou). Lorsque l'«exil » perdure, il devient alors difficile de qualifier d'haïtien un texte ou un auteur. Ainsi, cette littérature haïtienne qui a créé une langue originale, puisant dans la langue créole et l’imaginaire vaudou, s’est aussi ouverte en s’exilant définie par une écriture « du dehors ». L’espace de la francophonie est celui qui a permis aux écrivains de porter leur parole, faute d’un système éditorial véritablement construit en Haïti.
Cela pourrait sembler un paradoxe que ce tout petit pays héberge autant d’artistes et d’écrivains quand la moitié de la population est alphabétisée et qu’une minorité maîtrise le français. La création littéraire existe depuis la colonisation et témoigne toujours d’une incroyable vitalité : poètes, essayistes, collectifs, revues, théâtre, édition à compte d’auteur, festivals littéraires. Selon Dany Laferrière, l’une des grandes voix haïtiennes de notre époque et académicien, l’édition à compte d’auteur est une grande tradition en Haïti. La littérature haïtienne n’a jamais cessé d’exister, chaque époque a donné ses écrivains phares et des thèmes spécifiques qui accompagnent l’époque, dans une forme de polarité ambivalente entre culture africaine et culture occidentale.
Le romancier Jacques Stephen Alexis a dit Si les Haïtiens ont échoué en politique, ils ont réussi en littérature. Pas seulement la littérature mais également, la peinture, la musique et la danse. Comme si l’art était cet oxygène qui permet au pays de respirer quelle que soit la situation, quelle que soit la pression qu’on exerce sur le corps social. La littérature haïtienne décrit le réel et explore, pour y faire face, la puissance de l’imaginaire ancré dans la culture de l’île. Ses écrivains dressent le portrait d'une société souffrante et expriment par la poésie la violence de leur terre. Avec les courants indigénistes, puis le réalisme merveilleux, la littérature, dont le projet serait la transformation de la société, se veut exemplaire, et porte, avec des hommes révoltés, l’amour de la terre d’Haïti et le rêve d’un avenir meilleur.
Pour imaginer ce que les Haïtiens vivent dans cette démocratie en danger que dénonce Lyonel Trouillot et d'autres avant lui, ses écrivains sont les passeurs les plus éclairants du réel.
Jean D’Amérique (Soleil à coudre, Actes Sud), Mackenzy Orcel (L’empereur, Rivages) font partie de ces nouvelles plumes qui assurent la relève, explorent et explosent des thèmes communs : les jeux de pouvoir, le crime, la corruption, la violence mais aussi la passion, la force de vie et l’espoir d’un changement malgré les épreuves. Ils portent en eux l’aspiration d’une jeunesse à faire citoyenneté.
Jean D’Amérique Invité à la Bib pour Soleil à coudre, Actes Sud dans le cadre du Festival Lettres du Monde 2021